Le passage du légendaire monstre marin Kraken au fabuleux calmar géant Architeuthis représente l’un des épisodes les plus fascinants de l’histoire de la « chasse aux monstres marins ». Cette histoire s’étend de 1545 à 1857. Au XVIe siècle, l’historien danois Sørensen Vedel trouve à Øresund (entre Malmö et Copenhague) un cadavre qu’il décrit comme un étrange poisson d’environ 2,50 mètres de long, ayant une « forme de moine ». Plus de trois cents ans plus tard, un autre Danois, Japetus Steenstrup, considère que ce cadavre est celui d’un calmar géant.

1849 : Des preuves par le zoologiste danois Japetus Steenstrup
Dans une communication de sept pages publiées en 1849, Steenstrup signale la description de Vedel et la plupart des histoires racontées ci-dessus.
La légende du Kraken devient une réalité scientifique lorsque ce zoologue danois examine des mâchoires de 11,50 centimètres de long, preuves concluantes de l’existence de céphalopodes géants. Il donne le nom officiel d’Architeuthis à tous les calmars géants. Il inclut déjà ces créatures parmi les céphalopodes. Il connaît la description d’un spécimen de 7,50 à 9 mètres de long, trouvé à Thingøresand (Islande) en 1639, que les Danois Eggert Olafsen et Biarne Povelson identifient en 1772 comme calmar. Il a également connaissance du monstre de 5,7 mètres échoué en 1636 sur la plage de Dingle Bay (Irlande) qui, par sa forme et sa couleur, ressemble à un véritable calmar, comme il est annoncé sur l’affiche de l’exposition de Dublin sur laquelle on peut lire : « Mais de quelle espèce ? ». D’autre part, Steenstrup découvre dans un bocal de la collection du Muséum national d’histoire naturelle de son pays un bec de perroquet (mandibules) de grande taille (environ 10 centimètres de diamètre), pris sur un animal échoué sur la côte de Skagerak (Islande) en 1853, et identifié comme appartenant au calmar de grande taille de l’espèce Ommatostrephes pteropus. Cependant, Steenstrup doute encore ! Dans une communication à la Société d’histoire naturelle du Danemark, publiée en 1857, il présente des dessins assez fidèles d’un calmar géant qu’il identifie comme Architeuthis dux, créant ainsi une nouvelle espèce pour la Science. Steenstrup est donc le premier chercheur à identifier ces monstres marins comme des céphalopodes, et même à les considérer comme des calmars géants.
Cependant, personne n’a encore vu dans la nature de calmar géant vivant, ou même moribond, à l’exception du témoignage des pêcheurs de Gibraltar cité par Pline l’Ancien.

1861 : La première rencontre
Il faudra attendre le 30 novembre 1861 pour que l’homme rencontre enfin un véritable calmar géant qui sera appelé Architeuthis. Naviguant au large des côtes de Ténérife (Îles Canaries), l’aviso français Alecton repère un calmar d’environ 7,50 mètres de long flottant sur la mer.
Les marins réussissent à récupérer seulement la partie postérieure de la bête (qui a été sectionnée par la boucle du câble employé), ensuite déposée à Ténérife. Le lieutenant Bouyer rencontre à Ténérife le consul de France, Sabin Berthelot, qui peut examiner la partie du mollusque récupérée par l’équipage. Ils rédigent deux rapports qui sont envoyés à l’Académie des sciences de Paris. La description de l’événement est très instructive et montre qu’il s’agit là d’un Architeuthis mourant. Le 30 décembre 1861 a lieu au sein de l’Institution une lecture de ces rapports, suivie d’un débat. L’existence du géant y est admise, ce qui n’empêche pas certains de continuer à douter. En outre, les naturalistes Henri Crosse et Paul-Henri Fischer, sur la base des rapports de Bouyer et Berthelot, publient en 1862 un travail intitulé Nouveaux documents sur les céphalopodes gigantesques.

De 1870 à 1881 : Des géants à Terre-Neuve…
Entre 1870 et 1881, une succession inexpliquée d’échouages — ou d’observations et de rencontres à la surface de la mer — de calmars géants est enregistrée sur les côtes atlantiques de l’Amérique du Nord, notamment à Terre-Neuve (Canada). La plus célèbre de ces rencontres est celle de deux pêcheurs, Théophile Piccot et son fils Thomas, dans l’anse Conception à Terre-Neuve le 31 octobre 1873. Après une lutte acharnée, Thomas (puisque son père était « mort de peur ») réussit à récupérer un fragment de tentacule de 5,50 mètres d’un calmar géant qui avait « saisi » leur canot.
Le révérend Moses Harvey, un historien, naturaliste amateur et collectionneur de curiosités de Saint-John (Terre-Neuve), publie en 1874 l’histoire de la bataille de Piccot et du tentacule récupéré dans l’article « Seiches géantes de Terre-Neuve » (Annales et Magazine d’histoire naturelle).
Il est le premier à faire une description de ce tentacule, mais, faute de pouvoir imprimer la photographie qu’il a prise, il la reproduit dans une gravure sur bois. Ce fragment de tentacule est envoyé à la Smithsonian Institution (Washington D.C.), où il fait l’objet d’une étude scientifique par le professeur Addison Emery Verrill.
Moses Harvey devient par la suite le collecteur de calmars géants échoués à Terre-Neuve. C’est ainsi qu’il acquiert le spécimen de Logia Bay. Les très longs bras et tentacules de cet animal, récupéré sans la tête, sont disposés au-dessus d’une baignoire et photographiés. Harvey a également effectué d’autres photos de calmar géant, parfois capturés par les filets de pêche.

1874 : … et aux antipodes
En 1874, la mission « Passage de Vénus devant le soleil » débarque sur l’île Saint-Paul (océan Indien) pour plusieurs mois d’études scientifiques diverses. Au lendemain d’une forte tempête, un calmar géant s’échoue à l’entrée du cratère de l’île. Les mâchoires et une portion de bras sont conservées et ramenées au Muséum national d’histoire naturelle de Paris. Charles Vélain, le biologiste de l’expédition, décrit l’animal et le nomme Architeuthis mouchezi.
Plusieurs échouages sont par la suite signalés sur les côtes de Nouvelle-Zélande entre 1879 et 1887. Ces spécimens ont été étudiés par plusieurs biologistes, notamment les Néo-Zélandais T. W. Krik et C. W. Robson.
Les résultats obtenus par ces chercheurs pionniers contribuent de manière significative à une meilleure connaissance des Architeuthis, en particulier en ce qui concerne leur morphologie et leur anatomie ; au moins dans une certaine mesure, car les échantillons — fragments de corps ou animaux morts —, sont souvent dans un état de décomposition avancé. Tout cela a conduit à l’introduction dans la littérature scientifique de noms de genres et d’espèces dont la validité est controversée, mais qui fournissent un éclairage déterminant sur l’origine des légendes anciennes.