Pas de poissons sous 8 500 m ?
Les poissons-escargots (liparidés) sont les poissons les plus souvent observés à ces profondeurs. Ils ont des tissus gélatineux, des muscles aqueux, une peau et des écailles transparentes, une faible ossification et un crâne non fermé. Parmi eux, le poisson-escargot éthéré de la fosse des Mariannes a été trouvé à 8 148 m. Mais le record absolu de profondeur pour un poisson est cependant détenu par une anguille (Abyssobrotula galatheae, 16 cm, ophidiidés), capturée à 8 370 m dans la fosse de Porto Rico. Curieusement, au-dessous d’environ 8 500 m, il semble qu’il n’y ait plus de poissons, comme s’ils ne pouvaient pas aller en dessous d’une sorte de frontière invisible. Mais pourquoi ? Les hautes pressions peuvent altérer les structures des biomolécules — ADN, membranes, protéines — dont dépend toute vie, et c’est sur ce point que les chercheurs travaillent. Cela étant dit, la diversité des poissons répartis dans les zones hadales supérieures est bien plus élevée que ce que l’on croyait auparavant, et leur liste s’enrichit au fur et à mesure que de nouvelles données sont acquises. Le plus gros défi est sans doute celui de leur échantillonnage. Envoyés sur le fond, des atterrisseurs appâtés et munis de techniques d’imagerie en continu montrent que les poissons liparidés s’y rassemblent parfois en grand nombre et pendant des heures. D’autres fois, ils ne sont présents dans le champ de vision que de façon fugace, pendant moins de 20 secondes ! Difficile alors de les identifier ! Des méthodes plus perfectionnées permettront, à l’avenir, d’en savoir plus sur la diversité et l’endémisme de ces poissons de la zone hadale, compte tenu de la discontinuité entre les fosses et de leur isolement géographique. Côté crevette, c’est la rouge Benthesicymus crenatus qui détient le record absolu dans son groupe, récoltée à 9 726 m !
Des crustacés super-abondants
À plus de 8 000 m, les crustacés dominent la faune des charognards. Des caméras appâtées montrent la présence considérable d’amphipodes, souvent piégés par dizaines de milliers. Dans les fosses des Philippines, des Mariannes, des Kouriles-Kamtchatka, l’amphipode Hirondellea gigas grouillait dans des pièges placés à plus de 10 000 m. Habitant plusieurs grandes fosses, dont le Challenger Deep, le supergéant Alicella gigantea atteint la taille de 34 cm. Mais qui sait, peut-être en existe-t-il d’encore plus grands ! Toute une gamme d’adaptations explique le succès de ces amphipodes charognards. Ils sont en mesure de localiser les sources de nourriture et d’en consommer de grandes quantités sur des durées relativement courtes, et de stocker cette énergie en l’utilisant graduellement sur de longues périodes. Les amphipodes hadaux utilisent en particulier la stimulation chimiosensorielle pour détecter une chute de nourriture via le panache d’odeur qui en émane. Cette capacité à consommer de la charogne est flagrante sur des vidéos tournées in situ. Ils arrivent rapidement sur les carcasses de gros poissons, qu’ils dépouillent de toute chair en moins de 24 heures, alors qu’aucune autre espèce n’est présente dans les environs. Leurs puissantes mandibules dentelées y sont parfaitement adaptées.
L’un des plus grands amphipodes d’eau profonde, Eurythenes plasticus (jusqu’à 15 cm), doit son nom d’espèce à des circonstances tristement prosaïques. Récolté à l’aide de pièges appâtés entre 6 000 et 7 000 m dans la fosse des Mariannes, un des spécimens avait dans son intestin des fibres microplastiques, similaires au polytéréphtalate d’éthylène (le PET utilisé pour fabriquer les bouteilles d’eau en plastique), l’un des cinq polymères plastiques les plus produits et jetés dans le monde. Sans changements mondiaux substantiels dans la réduction et la gestion de la production de plastiques, ils seront transportés de façon croissante vers les profondeurs océaniques et dans la chaîne alimentaire hadale dans un avenir prévisible.