La vie n’est pas facile pour un cassenoix d’Amérique. Pour survivre à l’hiver, dans la toundra enneigée des Rocheuses, il lui faut une mémoire spatiale qui lui permette de retrouver précisément les réserves de nourriture constituées plusieurs mois plus tôt. Il s’est adapté à se nourrir de pignons de pin et à creuser des sols durs. Ne mangeant rien d’autre, il est dépendant de ces caches.

LE JEU DES CHIFFRES
La vie est moins difficile pour le geai des pinèdes, un autre corvidé nord-américain. S’il vit aussi à haute altitude, il dépend moins des pignons de pin : même s’il cache autour de 22 000 graines par an, il consomme et cache d’autres aliments. En comparaison, la vie est facile pour le geai buissonnier. Il vit aux environs du niveau de la mer, fouinant les broussailles et les parcs de l’Ouest urbain des États-Unis, et bien qu’il cache lui aussi sa nourriture, il le fait bien moins que les deux autres (autour de 6 000 pignons de pin par an). En laboratoire, où l’on a testé les capacités des trois à cacher et à retrouver, mais aussi leur mémoire spatiale générale, le cassenoix d’Amérique et le geai des pinèdes ont systématiquement surclassé le geai buissonnier, commettant un nombre d’erreurs limité avant de retrouver des caches, mais aussi se souvenant de caches après des temps plus longs. Une mémoire spatiale moins développée chez le geai buissonnier qui reflète bien sa dépendance moins grande par rapport à la dissimulation de la nourriture.

UNE IMAGE PAS SI SIMPLE
Cette représentation relativement simple du rapport entre dépendance à cacher, variabilité climatique et mémoire spatiale est considérée comme l’un des exemples les plus clairs d’une spécialisation adaptative de la cognition, en d’autres termes d’une habileté cognitive (par exemple la mémoire spatiale), qui aurait évolué de manière à résoudre un problème écologique spécifique (comme arriver à localiser ses caches). Toutefois l’image est plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. Pour commencer, nous ne savons pas réellement combien de graines chaque espèce cache chaque année et pour combien de temps ; les chiffres ne sont que des estimations, souvent issues d’expérimentations en laboratoire. Par ailleurs, on se concentre ici sur le nombre de pignons cachés. Or si le cassenoix d’Amérique, et dans une moindre mesure le geai des pinèdes, se sont spécialisés dans la consommation et le stockage de pignons de pin, le geai buissonnier présente un régime alimentaire élargi qui intègre des invertébrés et des baies. Enfin, si ce dernier vit à des altitudes moins élevées que les deux autres, cela ne signifie pas pour autant que son environnement est moins hostile. Pour avoir vécu dans la Vallée centrale de la Californie, je peux attester que la vie pour un petit oiseau ne peut pas être qualifiée de facile à 46 °C et avec des ressources en eau limitées. Les aliments préférés du geai buissonnier ont des durées de conservation limitées, dans ces lieux où une exposition prolongée au soleil les ferait pourrir très rapidement. Ces aliments sont aussi la cible des pillards et ne peuvent pas être laissés seuls longtemps sans protection. C’est pourquoi, si le cassenoix a adapté sa mémoire spatiale afin de se souvenir d’un grand nombre de caches, le geai buissonnier a pu se tourner vers une forme différente de mémoire, adaptée à des problèmes différents, comme se souvenir du moment où la nourriture a été cachée, de son type et de l’endroit, et même de qui ou de ce qui a pu observer la scène à ce moment-là.