Notre perception des arômes et de la saveur d’un vin est très sensiblement modifiée par la couleur perçue au préalable. Plusieurs expériences en ont apporté la preuve. La raison est à chercher dans le cerveau, dont le rôle est crucial et qui ne manque pas une occasion de nous jouer des tours ! Alors, plongeons dans ses méandres à la recherche des mécanismes qui font naître nos sensations, afin de comprendre comment la couleur du vin participe à son goût.
Une large part de notre cortex cérébral est dédiée au traitement de l’information visuelle. La vue, ainsi que l’ouïe, jouent en effet un rôle majeur dans notre vie quotidienne : 94 % des informations issues du monde extérieur que traite le cerveau humain proviennent des perceptions visuelles et auditives ! C’est dire à quel point les autres sens sont relégués au rang des accessoires, au point que leur activité est partiellement freinée par la vision. La preuve : lorsqu’on ferme les yeux, l’activité des systèmes olfactif et gustatif augmente. Sans doute est-ce la raison pour laquelle les performances olfactives des aveugles sont meilleures que celles des voyants.
En outre, il est important de rappeler que les sens ne sont pas cloisonnés, mais liés par de profondes interactions : « Il n’existe pas dans le cerveau de centre (même primaire) qui ne soit pas multisensoriel » affirme le neurophysiologiste Alain Berthoz. En d’autres termes, les sens ne travaillent pas indépendamment, mais s’influencent les uns les autres. Cependant, ils n’ont pas tous la même importance et la suprématie de la vision, évoquée ci-dessus, exerce notamment une forte influence sur le goût, en particulier sur la saveur d’un vin, jusqu’à nous induire parfois en erreur, comme nous le verrons.
La primauté de la vision n’est pas le seul élément qui entre en jeu. Il faut également prendre en considération la chronologie de la dégustation. Le dégustateur prend connaissance de l’étiquette de la bouteille, qui précise le cépage, le pays, le producteur, le millésime, le classement (grand cru, premier cru, Village...). Puis, il examine la couleur de la robe et ses autres caractéristiques. Son cerveau ayant assimilé toutes ces informations, et s’étant en outre « imbibé » de dégustations antérieures, anticipe alors sur les sensations produites par les deux autres sens sollicités par la suite : l’odorat et le goût. Ainsi, les perceptions olfactive et gustative sont influencées par « l’attente » que la perception colorée préalable a produite. D’une façon générale, nos expériences personnelles passées, notre éducation, notre culture créent des repères, personnalisent notre ressenti et façonnent notre goût et notre odorat.
Diverses expériences ont été conduites pour démontrer l’influence de la couleur sur les perceptions olfactive et gustative. En voici une tout à fait remarquable dédiée au vin. À la faculté d’oenologie du campus de Talence, Gil Morrot, Frédéric Brochet et Denis Dubourdieu ont mené une étude originale en 2001. Ils ont demandé à 54 étudiants en oenologie — ayant déjà une bonne expérience de la dégustation — de déguster un vrai vin blanc et un vrai vin rouge, et de les décrire du point de vue olfactif et gustatif. Puis, dans un deuxième temps, les étudiants ont été invités à déguster un vin blanc (identique au précédent) et un vin qui leur paraissait rouge, mais qui était en fait, sans qu’ils le sachent, le vin blanc précédent teinté en rouge par addition d’un colorant. Ce dernier avait été testé avant l’expérience pour vérifier son absence d’effet olfactif et gustatif lorsqu’il est ajouté à du vin. Il s’agit d’un colorant naturel à base d’anthocyanes, extrait de pellicules de raisin. Ce dernier est commercialisé sous le nom d’Antocial et porte le code E163 des additifs alimentaires. Lors de cette expérience, les dégustateurs ont décrit ce vin en des termes majoritairement conformes à la description d’un vin rouge, de telle sorte que la perception des arômes et de la saveur du vin s’accordait à la couleur.
En conclusion, la simple coloration en rouge d’un vin blanc biaise le choix des qualificatifs utilisés par les dégustateurs vers des qualificatifs de vins rouges. Comment s’affranchir de l’influence de la couleur sur les perceptions olfactive et gustative ? Un seul moyen : déguster les vins dans des verres opaques (verres noirs). Mais alors, le vin n’a pas le même goût !
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